LE PROCES DE « LA BRETAGNE »

Au début du mois d’août, Victor Le Gorgeu, devenu Commissaire régional de la Libération, fait arrêter Yann Fouéré. Assurément, il tient sa revanche sur celui qu’il pense être responsable de la perte de son propre quotidien. Le 10 août 1944, le nouvel « interné politique » est conduit dans les locaux de la police rennaise, rue d’Antrain, puis à la prison Jacques-Cartier. Il n’est libéré qu’un an plus tard, jour pour jour, à Châteaulin.

A la fin du mois de septembre 1944, les prisonniers politiques de Jacques Cartier sont dirigés sur le camp Margueritte, à proximité immédiate de la prison. On y rassemblé tous les détenus administratifs d’Ille-et-Vilaine et diverses personnalités suspectées de faits de collaboration. Ainsi, Yann Fouéré y retrouve Jacques Guillemot et de Guébriant ainsi que l’ex-préfet régional Robert Martin. Beaucoup de militants bretons les rejoignent après l’été 1944. L’ancien directeur des quotidiens régionalistes passe l’hiver entier avec eux, mais, en mars 1945, il est envoyé à Quimper. Dans la capitale de Cornouaille, Yann Fouéré retrouve « l’état-major à peu près complet du PNB du Finistère » : Delaporte, Herri Caouissin, Marc Le Berre, Yann Ar Beg,… et même un certain Edouard Leclerc de Landerneau. Peu de temps avant le début du procès, il se trouve au camp d’internement de Pont-de-Buis près de Chateaulin. En juillet, il demande et obtient une mise en liberté provisoire.

Jean- Jacques Monnier, membre de l’UDB et directeur du mensuel Le Peuple breton, s’est interrogé sur les raisons véritables de la mise à l’écart du directeur de La Bretagne en 1945. Point de collaboration tant l’action de Yann Fouéré correspond à celles de ses confrères ! Il préfère y voir l’élimination « d’un concurrent potentiel pour le MRP » et « d’un homme politique gênant pour les partis et la presse hexagonale en Bretagne ». Yann Fouéré évoque dans L’histoire du quotidien La Bretagne une « alliance et des complicités contre-nature entre les milieux d’extrême-gauche et principalement communistes (…) d’une part, et ceux du MRP, d’autre part, dont les responsables assumèrent la charge de l’épuration légale ». Ainsi, Henri Fréville, chargé de l’épuration dans la presse bretonne lors de la Libération et futur maire de Rennes, lui aurait reproché d’avoir introduit à La Dépêche de Brest un « inadmissible régionalisme politique » et de promouvoir un « autonomisme prononcé ».

Il ne nous appartient pas de reprendre ici le travail que la justice a mené en 1945-46 d’abord, en 1955 ensuite. Seule une longue étude universitaire, débarrassée des partis-pris habituels, sur l’activité de Yann Fouéré sous l’occupation et du journal La Bretagne, permettrait d’y voir plus clair. Les travaux entrepris jusqu’ici sur ce point ont été le fait d’acteurs ou témoins directs des faits : ceux de Yann Fouéré et Yves Le Diberder (alias Youenn Didro) pour la défense, Henri Fréville pour la Partie civile. Difficulté supplémentaire : sur cette période comme d’autres, les chercheurs commettent trop souvent l’erreur de juger l’affaire en la sortant du contexte particulier de l’époque, celui de la collaboration mais aussi de l’épuration.
 

 Yann Fouéré affirme avoir suivi la voie de l’indépendance politique et d’intransigeante neutralité face à Vichy et aux autorités allemandes. Il reconnaît que la critique était impossible et ceci pour toutes les publications. Mais, en se concentrant sur des seuls sujets bretons, il pense avoir évité l’inféodation au pouvoir en place. Il s’agit alors de jouer avec la censure tant vichyste que allemande. Il a repoussé en pages secondaires les avis ou textes imposés par les autorités et il a même, un temps, seul, pu publier les communiqués de guerre des Alliés, avant l’interdiction formelle par les Allemands.

Il est sans doute utile de reprendre les travaux des universitaires reconnus pour leur honnêteté intellectuelle. Et il importe d’abord de s’intéresser aux conditions de l’épuration, moment de l’histoire où est définie la Collaboration. Olivier Wieviorka, professeur à l’ENS de Cachan ( L’histoire, hs n°28, juillet 2005), revient sur cette épuration. « Trop sévère pour les uns, trop tendre pour les autres, son souvenir nourrit, aujourd’hui encore, polémiques et controverses. (…) La virulence de ce débat ne doit cependant pas occulter un fait singulier : quel que soit le constat qu’ils dressent, acteurs et témoins s’accordent en général pour assimiler l’épuration, légale ou illégale, à un échec (…) Des recherches récentes invitent en effet à dépasser une lecture parfois manichéenne, toujours idéologique, pour emprunter des pistes plus fécondes. Elles incitent surtout à traiter cette époque douloureuse sous des perspectives qui, en s’émancipant de la vision politique prévalant jusqu’alors, restaurent le phénomène dans toute sa complexité. Une complexité qui tient à la multiplicité des buts que la Résistance s’assigne dès l’Occupation ». Cette idée d’une Résistance animée d’arrières pensées idéologiques et bien engoncée dans une foi en la France Une et Indivisible se retrouve bien exprimée dans l’Ordonnance du 26 août 1944 relative à l’indignité nationale. Pour l’historien Peter Novick, elle touche « tout Français qui, sans même violer une loi pénale existante, s’était rendu coupable d’une activité définie comme anti-nationale ». Et pour Olivier Wieviorka, cette législation ne réprime pas un délit mais punit un état en privant l’individu de ses droits civiques et de ses biens. 

L’Histoire de Bretagne de Skol Vreizh attribue à Yann Fouéré une « carte régionaliste sur la table du provincialisme de la France du Maréchal » et laisse entendre qu’il agit par tactique. Michel Denis affirme la même idée : « Tout en étant personnellement aussi nationaliste et aussi sévère pour l’Etat français que les séparatistes, il a la grande habileté d’adopter une tonalité susceptible de « ratisser large» chez les notables provincialistes ». Jacqueline Sainclivier voit dans l’action régionaliste un même opportunisme : Yann Fouéré « était un régionaliste convaincu et un corporatiste qui souhaitait que le nouveau régime réalisât une véritable politique de décentralisation ». Le journaliste Georges Cadiou dénonce dans le journal La Bretagne des titres ou textes antisémites et surtout une attitude très hostile à l’URSS de Staline puis à la Résistance d’obédience communiste. Aucun de ces textes n’est le fait de Yann Fouéré, même si sa responsabilité, en tant que directeur de rédaction, peut être retenue. L’enjeu du procès, nous le verrons plus loin, est ailleurs…Aucun universitaire, historien ou en sciences politiques, n’a jusqu’à présent épluché l’ensemble des éditions de La Bretagne et pu établir une responsabilité précise. Surtout, il reste à établir une étude sérieuse de comparaison des quotidiens bretons pour distinguer d’éventuels excès de zèle pro-Vichy ou pro-allemand. Rappelons que la censure s’appliquait, avec la même véhémence, à tous les périodiques imprimés légalement. Le juge d’instruction Martin a fait des recherches de responsabilités sur des périodes différentes : de mars 1941 à la libération pour La Bretagne mais seulement à partir d’avril 1942 pour La Dépêche ce qui exclut la période où Le Gorgeu et Coudurier assumaient la direction du quotidien. Yann Fouéré se sait visé. Il risque la confiscation de ses biens présents – il n’en a pas – et à venir. Il n’ignore pas non plus que Le Gorgeu entend récupérer les actions de La Dépêche qu’il lui a vendues, que Coudurier cherche à se maintenir à la tête du quotidien rebaptisé Le Télégramme.
 Yann Fouéré avait rodé sa défense en témoignant pour Yves Le Diberder, journaliste de la Dépêche et de La Bretagne, lors de son procès devant la Chambre Civique de Rennes à la fin de l’année 1945. Il est acquitté comme Jean Fouéré et Joseph Martray en janvier 1946. La non-condamnation de ces deux derniers ne doit rien à la clémence des juges mais repose sur le fait qu’elle innocente également la société éditrice du Finistère, reprise en main par Le Gorgeu. Dès lors, Yann Fouéré peut attendre avec soulagement son procès. Mais, quelques jours avant l’ouverture du procès, l’acte d’accusation est remanié et les sanctions envisagées s’alourdissent considérablement. Yann Fouéré ne veut pas prendre le risque d’un long emprisonnement. En accord avec son avocat, Jean-Louis Bertrand, il décide de s’enfuir. Le procès doit s’ouvrir le 18 février 1946 mais l’ancien secrétaire du Comité Consultatif prend le premier train du 16 février pour Paris.
 Lorsque la condamnation aux travaux forcés à perpétuité tombe en 1946, le père du militant s’étonne auprès d’un haut fonctionnaire de la gravité de la sanction qu’il compare à celle de Raymond Delaporte qui, lui, n’a eu que 20 ans de prison. On lui signifie alors que son fils est beaucoup plus dangereux. C’est ce que pense d’ailleurs Yann Fouéré en dénonçant le caractère purement politique du procès : « il avait permis de sceller une sorte de marchandage politique et électoral entre le MRP d’obédience chrétienne, dont Henri Fréville et Teitgen étaient les représentants à Rennes, et certains éléments du vieux parti radical socialiste jacobin et anti-clérical, dont Le Gorgeu, commissaire régional, était localement le chef de file ». Assurément, la date du procès peut étonner : il s’achève deux jours seulement avant la fin des fonctions des commissaires régionaux, désormais inutiles. A quelques temps près, c’est une autre juridiction, certainement moins orientée, qui aurait mené le procès de l’ancien directeur de La Bretagne. Il est condamné le 29 mars 1946 aux travaux forcés à perpétuité et à l’indignité nationale.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Pour nous aider a combatre le spam merci de compléter le calcul suivant * Le temps imparti est dépassé. Merci de recharger le CAPTCHA.